A priori rien ne devait réunir le paisible bourg médiéval de Narni, en Ombrie, aux dunes de sables du lointain Sahara Occidental, territoire sahrawi contesté entre le Maroc et le Front Polisario. Mais voilà. Au hasard d'une visite dans ce village proche de Terni, où je me trouve actuellement, une incroyable chaîne d'évènements s'est révélée à moi. Voici l'histoire:
Au moyen âge, en Italie, l'Eglise catholique remplissait la plupart des fonctions d'aide sociale assumées aujourd'hui par l'Etat. L'une d'elle était l'accueil et l'éducation des enfants abandonnés. Ces institutions, tenues par des soeurs religieuses, s'appellaient "Brefotrofio". A droite de la porte d'entrée, on peut remarquer une lucarne, aujourd'hui condamnée. La roue - la "ruota" comme on l'appelle ici - servait à déposer les enfants en tout anonymat.
Le brefotrofio "Beata Lucia" de Narni, fondé par le pape Clément XII en 1739, était une institution florissante. De nombreuses terres agricoles et possessions immobilières lui assuraient des revenus confortables qui servaient à l'éducation des enfants abandonnés selon les principes de la religion catholique. Pendant la deuxième guerre mondiale, parmi les enfants qui commencèrent leur existence en passant par la roue, se trouvaient les premiers enfants métisses qu'on ait vu de mémoire d'Italien, fils des unions passagères, plus ou moins volontaires, entre libérateurs afro-américains et jeunes italiennes.
Les activités du brefotrofio se poursuivirent encore paisiblement jusqu'en 1974, date à laquelle le gouvernement italien réforma le code de la famille, en instaurant le principe de la famille d'accueil. Mais la vraie catastrophe arriva l'année suivante. En 1975 l'Italie vota la légalisation de l'avortement. Sans enfants illégitimes, le brefotrofio perdait sa raison d'être.
En moins de trois ans le brefotrofio dû fermer ses portes, et les soeurs furent renvoyées vers d'autres hôpitaux. L'Etat ordonna de dissoudre l'institution. Mais le conseil d'administration fit recours contre la sentence, et obtint le maintien de son existence. L'enjeu était bien évidemment la propriété des biens immobiliers de "Santa Lucia", ses terres, ses maisons.
Pendant 30 ans plus rien ne se passa. Et lorsque l'année dernière l'institut décida de reprendre ses activités, après avoir épongé ses dettes en vendant une - petite - partie de ses biens à la commune, qui il décida d'accueillir en premier ?
Des enfants du Sahara Occidental !
L'intéressant de cette petite histoire, c'est qu'on y retrouve en filigranes tout les rapports de pouvoir et d'argent entre Eglise et Etat en Italie.